Lorsque j’ai vu ce fil de soie jaune, l’eau m’est venue à la bouche. J’ai eu envie de plonger dans cette couleur, de vibrer avec elle. De la voir s’étaler, entrer en moi.
Lorsque j’ai vu ce fil de lin brut datant de 1920, j’ai pensé à une meule de paille, à celle que j’avais photographiée un an auparavant; à celle des débuts de la photographie avec Taylor et The Pencil of Nature; à celle de Van Gogh; à celles de Millet et j’ai vu la forme universelle. La nature, la récolte, le temps.
Je travaille avec la sensualité comme l’entend Rohtko
« La sensualité se situe hors de l’objectif comme du subjectif. Elle est l’instrument ultime auquel nous devons d’abord rapporter toutes nos notions, qu’elles soient abstraites ou qu’elles soient le fruit d’une expérience directe ou de quelques références détournées à une expérience. La sensualité est notre indice de la réalité. » La réalité de l’artiste, Rothko
Peu importe la forme abstraite ou figurative. Il n’y a plus pour moi de différence. Ce qui est ici en jeu est le réveil de l’âme, de l’émotivité, de la sensation. Que l’on y entre par une couleur, une perspective ou un objet, c’est ce voyage qui m’intéresse. Non pas un voyage personnel, mais un voyage universel qui ramène à la vie, au mouvement, au temps. Et c’est avec le mouvement de la couture, le reflet du fil, la couleur inégale des tissus teints avec les plantes que je travaille ces notions. J’étudie les peintres, les sculpteurs. Ce qu’ils ont écrit, ce qu’ils ont confié sur le plein, le vide, la couleur. Que ce soit Fabienne Verdier qui peint l’élan vital, François Cheng qui parle des calligraphes chinois et du souffle, Rembrandt qui fut un des premiers à prendre le modèle comme sujet de sa peinture, c’est à dire à entrer plus intimement en relation avec le spectateur, Bill Viola qui malaxe le temps/mouvement ou des artistes hindous pour les rapports de couleurs, les indiens d’Amérique pour leurs tissages.
L’écho de ce travail est aussi le temps. L’image d’Epinal de la jeune fille brodant à la lumière de la fenêtre, regardant l’automne arriver est là. Forcément, avec la broderie. Le temps qui passe. La question du temps sera la base de mon travail inscrit dans le médium même. Cela me permettra d’installer la notion de méditation et celle de l’instant bref, par un phénomène de contraste grâce à un motif précis comme le verre cassé ou la meule de paille dans le vent ou des aplats de couleur qui nous relient au ni temps, ni espace.
La couleur prend de plus en plus d’importance dans ce travail. Elle participe au choc esthétique que je veux créer. Par contraste, par proximité, mais aussi, depuis peu, par son rapport au vivant. Je teinte les tissus avec des plantes tinctoriales. Ainsi j’établis un pont avec la nature. Les couleurs deviennent indéfinissables. Les bruns sont vert marron calcinés foncés, les jaunes sont d’or moutarde rouille ocre à la fois. Surtout, elles respirent.
Et à ce mouvement indéfini, à cette teinte aléatoire, j’associe la direction du fil nette, précise et structurée. Un travail ancré et libre à la fois, un travail terrien et rêveur, qui parle à l’âme, aux pieds et à l’esprit.
Septembre 2015
C’est ma première pièce de broderie. Inspirée largement des peintures d’Hammershoi, peintre hollandais du XIXième.
Il m’a fallu plusieurs années avant de pouvoir travailler avec le tissu. L’entrée dans cet univers n’était pas simple. J’avais en tête plusieurs a priori qui m’en éloignaient en même temps qu’une forte attirance. Alors que les couleurs de la soie, la sensualité du lin, les frou-frous des jupons, les multiples rapiéçages de vêtements anciens, l’usure de certaines trames me faisaient vibrer, les grandes tapisseries des années 70, les patchworks et les canevas par exemple ne m’inspiraient rien.
Réinterpréter une peinture avec ce matériau là, me permettait de retrouver une émotion qui m’était chère et de passer au-dessus de l’obstacle. Ce premier espace qui ouvre sur un deuxième puis sur un troisième et enfin sur une fenêtre, c’est, pour moi, parler de profondeur. De profondeur en général dans les idées que l’on peut développer tous ensemble et plus particulièrement de profondeur intérieure que l’on cultive. Un espace vide est un espace où pas grand chose accroche le regard. L’anecdotique est faible. Cela nous renvoie ou à notre propre imagination pour le remplir ou à un espace méditatif où ni temps ni espace n’existe. Où les choses matérielles ne sont plus là, où l’immatériel peut enfin respirer. Je dis « parler de profondeur », c’est une manière de parler justement. Ce serait plus juste de dire que je montre de la profondeur. Et ce que je raconte est ce que je ressens des choses. La sensation, l’émotion est mon point de départ. Les mots viennent en faisant ou après.
C’est peut-être parce qu’il faisait figure d’intrus dans tous ces fils de soie et de coton perlé chez la dentellière que je l’ai remarqué et aimé. Ce fil de lin brut, fragile par sa finesse, à peine travaillé. A quel dessein avait-il été fabriqué, il y a presque un siècle?
Je cherchais un motif évoquant la simplicité et l’empreinte de l’homme. Un motif presque abandonné. Une vieille chaise en paille? Des vieux souliers de cuirs usés? Des sabots? Une échelle? Un seau en zinc? Je ne voulais pas une caricature du temps passé. Je ne voulais pas de nostalgie, ni de maniérisme. Je voulais quelque chose qui est par nécessité. Là. Sans se vouloir porteur de sens et de grand message. Je voulais un motif humble.
Le motif est-il venu en regardant mes matières, mes fils, ce fil ou est-ce que j’ai cherché le fil qui correspondrait à la fabrication de la meule? Je ne sais plus.
La meule de paille comme je l’ai faite peut être un tas abandonné ou pas, sans marque industrielle. Mais mis en tas quand même. Une marque de volonté, mais non esthétique. Une volonté indéfini. Le tas est. Et puis le vent passe et emporte quelques brins. De manière assez insignifiante pour qu’on laisse le vent défaire le travail accompli. Que le tas soit passé dans l’oubli au coin d’un champ. Certains imagineront la cour d’une ferme, certains un champ, pendant que d’autres ne verront que des fils, du temps et l’acte de création.
Après avoir brodé pendant des jours un espace de portes ouvertes sur d’autres espaces qui, pour moi, sont signe d’ouverture, d’espoir, d’envie d’aller plus loin, de curiosité, d’optimisme, le sentiment contraire m’est arrivé. J’ai eu envie de voir cette porte fermée. Comme si j’avais le choix de refuser l’extérieur, de refuser l’effort pour aller vers, de ne pas collaborer avec ce monde.
Au-delà de ce sentiment personnel et passager, il y a le fil qui court. Le fil de soie. Qui arpente. En long en large et dans les méandres. Certains m’ont parlé de champs vu d’avion. D’autres des veines du bois. J’ai pensé au temps, évidemment. Le fil est cousu au feutre dans son épaisseur avec un simple fil à coudre. Faire ce travail aussi minutieux pendant des heures développe l’écoute de la matière. L’âme est bercée par la couleur et l’irrégularité du fil. Le silence nous habille. Heureusement qu’il n’y a plus de but à ce moment là ! C’est tout entier le plaisir d’être là comme devant un feu de cheminée à regarder les braises respirer.
A partir de cette broderie, j’entamais une nouvelle année. Janvier.
Je venais de finir une grande pièce, je voulais en faire une petite, plus formelle, comme un exercice de style, un petit geste, comme le petit tableau de l’asperge de Monet.
J’avais l’idée du pli, du tissu plissé qui rodait dans ma tête depuis un moment.
Une idée avant d’être des mots est pleine de sons, de couleurs, de symboles, de sens, de textures, de souvenirs, de nostalgie, de projections.
BAM!
Et il y a eu, le 7 de ce mois de janvier, des coups de feu qui ont coulé rouge. L’impuissance et la pudeur m’ont fait serrer les poings et les dents. Tu n’as plus qu’à essuyer ta peine, ton sang et les garder au fond de ta poche. Parce que tout a été répandu, dit, clamé, pleuré. Et que ta peine est bien plus que cela. Elle concentre l’histoire de l’humanité.
On met un mouchoir DANS sa poche. J’ai brodé ce mouchoir SUR la poche.
L’extérieur devenant l’intérieur. Qu’est-ce qui est intime? Qu’est-ce qui est commun?
Le pli est intérieur ou extérieur?
L’envie de broder ce feuillage vient d’une rencontre avec un arbuste. Un vieil arbuste redécouvert dans une haie, taillé, dégagé, rendu à la lumière. Je le voyais ce jour-là juste après la pluie, celle-ci même qui rend les couleurs de la nature plus vives. C’était un ravissement. Une infinité de couleurs. Ses feuilles bordeaux mouillé reflétaient le ciel, si bien que les plus exposées apparaissaient bleues. Bleu moyen, bleu ciel, bleu mauve. Les jeunes pousses, avant de prendre leur teinte finale passaient par le vert, le vert pomme. A contrario, les feuilles plus adultes, cachées dans l’ombre présentaient un camaïeu lie de vin, jusqu’au marron. Petit à petit, le soleil se dévoilant, toutes ces teintes s’éclaircissaient jusqu’à tirer vers l’orangé pour certaines.
J’étais éblouie.
Après plusieurs jours, toujours imprégnée de ces couleurs, je voulu les broder.
J’avais en mémoire ce drap de laine souple et lourd à la fois. Je voulais travailler sur cette matière depuis longtemps. Mais je savais aussi que ce coupon était taillé. En pantalon jamais terminé.
Qu’à cela ne tienne, la couleur raccommodera et reconstituera le tissu.
J’avais terminé la meule de paille. J’avais commencé une carte du monde. Que j’ai brûlée. J’avais commencé une ruelle que j’ai brûlée. J’avais commencé à aller voir ailleurs. La performance. La parole. Travailler à plusieurs. L’art in situ. Juillet. Août. Et puis comme dans un sursaut, parce que le tissus me manquait, le toucher du lin, l’humilité du fil, j’ai étalé seule au sol le reste du grand tissus que j’affectionnais, dont j’avais découpé un morceau pour le rond rouge. Je l’ai regardé longuement. Le pliant, le tournant. Il y avait sur le côté du tissu une large reprise. Qu’allais-je en faire? Quelle grandeur? Je coupe? Je laisse? Comment intervenir sur ce tissu? Et un petit train de questionnements infini commençait à revenir. Il s’agit parfois de laisser faire. De respirer. D’écouter la vie. Faire confiance. Observer. Se vider de toute idée, de toute volonté, de toute projection. Être là. Je revenais à la broderie avec humilité. Laissant de côté mes grandes revendications, mes grandes idées prétentieuses de révolution, je ne pouvais que méditer et laisser venir. Laisser le mental ronger son mantra et respirer. Être au service de l’émotion, de la vie qui nous entoure. Je cherchais ce calme. Et je vis en face de moi, au milieu du jardin la grande rose trémière qui avait poussé là tout l’été et qui atteignait maintenant presque trois mètres. C’était elle que j’allais broder.
Sur le grand tissu. Grand comment? Grand. Que l’on doive lever la tête pour voir le haut de la rose. Comme dans le jardin. Grand avec le rapiéçage à gauche.
A force de regarder des images, de travailler la composition, d’en connaître les significations, d’étudier la peinture et le cinéma depuis l’enfance, la connaissance devient intuitive – je remercie les années – elle se fond avec le sentiment.
Si on me demande de parler de cette broderie, je peux dire cela, en ne sachant plus si ce que je dis est le fruit d’une connaissance connue de beaucoup ou sensible, si mon intuition établit des vérités toute seule, peu importe : il me semble qu’au cinéma quand un personnage traverse le champ de la caméra, s’il le traverse de gauche à droite, il va ; s’il le traverse de droite à gauche, il revient. La troisième rose regarde le rapiéçage, qui est positionné à gauche.
Alors je vais vous raconter mon film, mais ce ne sera peut-être pas le vôtre et tant mieux. Il y en a 3, comme pour les trois âges, comme pour la trinité, comme pour le plein, le vide et le UN, comme pour la grande et forte, la grande moins forte et délicate, et la moins grande qui plie, mais ne casse pas. Trois caractères différents sous le même nom. La troisième regarde en arrière, le temps passé, le temps raccommodé. La première file vers le soleil et la lumière. Celle du milieu est.
J’ai passé l’été à me préoccuper de plantes, de draps anciens, de marmites, de recettes, de cueillettes, de décoctions, de teinture. J’ai maintenant plusieurs fonds vivants. Quel ravissement toutes ces couleurs! Des couleurs indescriptibles parfois. Des couleurs instables. Plusieurs couleurs sur un même fond.
Il m’a fallu un temps avant de me mettre au travail. J’ai choisi un premier fond parmi tous que j’ai regardé longuement. J’étais très impressionnée par la couleur, par la lumière qui se dégageait. Ce tissu était déjà puissant. Que rajouter? Comment? Pourquoi? De grandes questions de fond surgissaient. Je pensais aussi à la force de l’intuition, de tout ce qui se joue dans le silence apposé à celle de la volonté. Le fond et la forme. Comment faire cohabiter l’un et l’autre pour qu’ils se servent? C’était là un des fondements de mon travail. Une des questions que je soulevais il y a 20 ans, sans réussir à la nommer.
Comment commencer?
Par une peur.
La peur de recouvrir la grâce par la lourdeur par exemple.
Alors, allons-y ! Recouvrons !
Je n’ai pas grand chose à raconter à propos de ce verre.
Je voulais voir si techniquement je pouvais broder un verre.
Il est cassé parce que le chat l’a cassé.
Par contre, c’est à partir de ce verre que la nécessité de teindre mes tissus est devenue impérieuse. Cela devenait contradictoire de créer le motif sur un fond que je considérais mort. La couleur uniforme, industrielle aplatissait mes motifs. J’avais envie de respiration du fond, de vibration autour du motif, de profondeur. Apportant une attention particulière au monde du vivant, je ne me voyais pas utiliser des teintures chimiques pour les reverser dans les égouts ou au fond du jardin. J’ai donc regardé de plus près les teintures réalisées à partir de plantes tinctoriales. Et j’ai ouvert une porte d’un monde qui m’a semblé tellement grand et inconnu que j’ai d’abord cherché autour de moi qui pourrait me fournir des fonds déjà teints. Je savais très bien qu’il faudrait que je m’y mette, mais comment faire pour tout faire lorsque la broderie prend déjà tant de temps?